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L'arsenal poétique suite
7 mai 2013

Cappadoce

 Cappadoce

Cent quarante mille guerriers de Mithridate- du-Pont
– cavalerie, archers, armures, épées, lances, casques, boucliers –
pénètrent  un  territoire inconnu, dénommé Cappadoce.
L’armée s’est étendue sur des milles. Les cavaliers lancent des regards sombres
et menaçants autour d’eux. L’espace, honteux de son dénuement, se rend compte
qu’à chacun de leurs pas, le lointain se transforme prudemment
en proche. Surtout dans ces montagnes, dont
les sommets, également las du pourpre
de l’aube, du lilas crépusculaire, du capuchon des nuages,
gagnent, de l’acuité du regard de ces étrangers, l’aigu de leur marbre,
sinon la clarté. L’armée ressemble de loin
à une rivière serpentant dans la roche,
dont la source fait de son mieux pour ne pas chuter trop loin de son embouchure ;
elle qui, à son tour, se retourne de temps à autre pour jeter un regard vers sa source
qui traîne en arrière. Et plus les troupes s’enfoncent vers l’est, plus ce terrain
clairsemé passe provisoirement, comme dans un miroir,

d’un chaos délaissé et boueux à une impassible et sublime toile de fond
de l’Histoire. Remuement de pieds innombrables,
jurons, cliquetis de harnais, d’étriers contre les fourreaux,
brouhaha, taillis de javelots. Mais, dans un cri
soudain, le cavalier de tête s’est figé ; est-ce un mirage, ou… ?
Dans le lointain, au lieu du paysage, les légions de Sylla
se tiennent en travers du plateau. Sylla, oubliant Marius,
a mené ici ses légions, pour tirer au clair,
en dépit de la lune hivernale,
à qui appartient la Cappadoce. L’armée, qui a fait halte,
se range maintenant en ordre de bataille. Le large plateau
pierreux a l’air pour la dernière fois d’un endroit où personne n’est jamais mort.
Etincelles de feux de joie, éclats de rire, on chante « le renard était rusé ».
Prenant toute la pierre nue, la silhouette imposante du roi Mithridate
fait face à la poitrine lactée intarissable d’un rêve,
tendons, boucles de cheveux mouillés, cuisses délicates, le buste.

La même vision s’offre au reste de ses troupes, et aussi
aux légions de Sylla. Ce qui prouve, au moins,
non l’absence de choix mais l’effet de la pleine lune. En Asie
l’espace tend à se cacher de lui-même, comme à l’accusation  rituelle
de monotonie de la part de son conquérant ; en général
à l’intérieur de sa tête, sa cuirasse, sa barbe, qu’il ensevelit
pour faciliter les choses au creux du clair de lune. Sous ce linceul argenté
l’armée n’est plus un fleuve orgueilleux
de sa longueur, mais un lac mesurable, dont la profondeur est, en apparence,
exactement ce dont l’espace, qui vit là retiré du monde, a besoin,
profondeur proportionnelle à ces lieues tant de fois parcourues.
C’est pourquoi les habitants du Pont, souvent, et quelquefois les Romains  (ici,
les deux) vont errer en Cappadoce. Les armées sont
essentiellement aquatiques, eau sans laquelle ni les plateaux ni les
montagnes ne sauraient à quoi ils ressemblent de profil, encore moins

de face. Deux lacs dormants luisent dans la nuit, les mêmes lambeaux de chair
flottant à leur surface, comme un triomphe de la flore
sur la faune, espérant se fondre à l’aube
au fond d’un ravin, dans un miroir commun capable de posséder
tout de la Cappadoce : ses blocs de rochers, ses lézards, ses ciels – tout sauf  l’ovale
d’un visage. Seul peut-être un grand
aigle là-haut, dans l’obscurité accoutumée à ses ailes et son bec,
sait ce qui gît dans l’avenir. Lançant vers le bas des regards d’une extrême
apathie, commune aux oiseaux, puisqu’au contraire d’un roi
les oiseaux sont renouvelables, un aigle qui plane
sur le présent plane naturellement dans l’avenir
et bien entendu dans le passé : dans l’histoire, aux séances nocturnes
de son spectacle, dans les frottements – et cette façon de résonner –
de quelque chose de provisoire contre quelque chose
de permanent, comme des allumettes sur

un grattoir, un rêve sur la réalité, des troupes sur un terrain. En Asie
l’aurore est brève. On entend des oiseaux. Dès le lever
un frisson vous court le long de l’épine dorsale,
le froid contaminant les ombres aux longues jambes
et leur ténacité assoupie qui rase la terre. La brume laiteuse
de l’aurore, sa toux, ses hennissements, bâillements étouffés, moitiés
de phrases et cliquetis d’armures donnent le signal du réveil.
Et devant un demi-million d’yeux, témoins,
le soleil met en branle membres, lances, tous les genres de métaux aiguisés possibles,
écuyers, fantassins, archers, chars. Les casques luisent,
et les troupes s’élancent l’une vers l’autre comme les lignes successives
d’un livre qu’on claquerait en le fermant,
comme, plus justement, deux miroirs ou deux boucliers ; comme deux
visages, les deux termes d’une addition, qui, au lieu de leur somme
se concluent en différence soustrayant Sylla
de Cappadoce. Dont l’herbe  – qui, elle aussi,

n’a jamais su à quoi elle ressemblait –  profite plus que n’importe quoi d’autre
des hurlements, du fracas des armes, du bruit, du sang
coagulé, des coups et des chairs broyées, tandis que ses yeux verts plongent
dans les débris d’une légion fracassée
et sur les Pontiens abattus. Faisant tournoyer son épée effilée, le roi
Mithridate, sans penser à rien,
chevauche en tête dans ce chaos, ce vacarme d’armes entrechoquées.
La bataille ressemble, de loin, à un –‘‘aaagh’’, gravé dans la pierre ;
ou bien au tain d’un miroir rendu
fou-furieux par son double brillant.
Et sur chaque corps tombé à son tour des rangs sur cette éclaircie pierreuse,
le terrain, comme une lame qui s’émousse,
perd son tranchant, s’obscurcit au sud, se couvre de mousse
à l’est ; comme si cette silhouette allait reprendre son règne
légitime. C’est ainsi que ceux qui tombent emportent dans l’autre monde
leur trophée : les traits d’une Cappadoce qui n’est à personne.

1992


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