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L'arsenal poétique suite
7 mai 2013

Nadejda Mandelstam - 1899 1980 - une nécrologie.

Nadejda Mandelstam - 1899 1980 - une nécrologie.

Des quatre vingt-une  années de sa vie, Nadejda Mandelstam a passé dix-neuf comme la femme du plus grand poète russe de ce siècle, Ossip Mandelstam, et quarante-deux comme sa veuve,  l’enfance et la jeunesse comptant pour le reste. Dans les cercles cultivés, et surtout chez les gens de  lettres, être veuve d’un grand homme suffit pour une identité,  particulièrement en Russie où dans les années trente et quarante le régime produisait de ces veuves d’écrivains à une telle cadence qu’au milieu des années soixante elles étaient assez pour s’organiser en syndicat.

‘La veuve qui a le plus de chance, c’est Nadia’, lançait Anna Akhmatova, avec à l’esprit la reconnaissance universelle tombée sur Ossip Mandelstam à cette époque, l’attention de cette remarque destinée bien entendu à son collègue en poésie, et tout en disant vrai elle exprimait aussi une opinion répandue. Quand cette reconnaissance commença d’arriver, Mme Mandelstam avait soixante ans passés, santé chancelante et moyens précaires. Quant à l’universalité de cette reconnaissance, elle n’incluait pas cette illustre sixième partie du globe, c’est-à-dire la Russie elle-même. Deux décennies de veuvage derrière elle, des privations extrêmes, la guerre qui effaçait toute perte personnelle et la crainte quotidienne d’être saisie par des agents de la Sécurité d’Etat en tant que femme d’ennemi-du-peuple : tout ce qui  pouvait arriver  ensuite, sauf  la mort, était répit.

C’est à cette époque que je l’ai rencontrée pour la première fois, dans l’hiver de 1962, à Pskov où j’allais visiter avec deux amis les églises de la région, à mon avis les plus belles de l’empire. Anna Akhmatova, ayant eu vent de notre projet d’aller dans cette ville, nous suggéra de rendre visite à Nadejda Mandelstam qui enseignait l’anglais à l’Institut Pédagogique local, et nous confia plusieurs livres pour elle. C’est la première fois que j’entendais son nom : je ne savais pas qu’elle existait.

Elle vivait dans un petit appartement communautaire de deux chambres. La première était occupée par une femme dont le nom était, bizarrement, Niétsvétaeva  (littéralement Non-Tsvetaieva), et l’autre par Mme Mandelstam. Elle avait huit mètres carrés, la taille d’une salle de bain américaine. Presque tout l’espace était pris par un lit à deux places en fer forgé ; deux chaises d’osier, une armoire et sa petite glace, une table de chevet fourre tout où l’on pouvait voir les restes de son diner et, à côté des assiettes, une édition bon marché d’Isaiah Berlin ; Le Hérisson et le Renard. La présence de ce livre à couverture rouge dans cette cellule étroite  et le fait qu’elle ne l’eut pas caché sous l’oreiller dès le coup de sonnette signifiait précisément ceci : le commencement du répit.

Ce livre lui avait été envoyé par Akhmatova qui pendant presque un demi siècle était resté la meilleure amie des Mandelstam : d’abord des deux,  puis de Nadejda seule. Elle-même veuve deux fois (son premier mari, le poète Nicolas Goumiliev avait été exécuté en 1921 par la Tchéka, nom de jeune fille du KGB, et le second, l’historien d’art Nicolas Pounine, était mort dans un camp de concentration dépendant de la même institution), Akhmatova avait aidé Nadejda Mandelstam de tout les moyens possibles, et pendant les années de guerre lui avait littéralement sauvé la vie en l’introduisant  clandestinement dans Tachkent, où une partie des écrivains avait été évacuée, et en partageant ses rations avec elle. Même avec ses deux maris tués par le régime, et son fils dix-huit ans dans les camps, Akhmatova s’en sortait mieux que Nadejda Mandelstam, ne serait-ce que d’être reconnue à contrecœur comme écrivain, et elle pouvait habiter à Leningrad ou Moscou. Pour la femme d’un ennemi du peuple les grandes villes étaient simplement hors des limites prescrites.

Fugitive au long de dizaines d’années, elle filait sur les eaux sombres et les villes provinciales de l’immense empire, ne s’installant quelque part que pour détaler au premier signe de danger. Le statut de non-personne devint pour elle une seconde nature. Femme menue par la taille, et frêle, elle se recroquevilla encore avec les années, comme pour se transformer en quelque chose d’impondérable, facile à empocher dans la fuite. De la même façon elle ne possédait quasiment rien : pas de meubles, pas d’objets d’art, pas de bibliothèque. Les livres, même de provenance étrangère, ne lui restaient pas longtemps dans les mains : sitôt lus ou parcourus ils passaient à quelqu’un d’autre, comme il convient de faire avec les livres. Dans ses années de plus grande affluence, à la fin des années soixante et au début des années soixante dix, l’objet le plus coûteux  de son logement d’une pièce à la périphérie de Moscou était, accroché au mur de sa cuisine, une pendule à coucou. Un cambrioleur, là, se serait senti  découragé, comme les détenteurs d’un mandat de perquisition.          

Dans les années d’ ‘affluence’ qui suivirent la publication à l’ouest de ses deux volumes de mémoires cette cuisine devint le lieu de véritables pèlerinages. Presque chaque soir le meilleur de ce qui avait survécu à l’époque de Staline, ou qui était venu ensuite, se réunissait autour de la longue table de bois, dix fois plus grande que son lit de Pskov. On aurait dit qu’elle allait rattraper ces dizaines d’années de vie de paria. Je doute pourtant qu’elle y soit parvenue et je me souviens d’elle plutôt  dans cette petite chambre de Pskov, ou assise sur le rebord  d’un lit dans l’appartement d’Akhmatova à Leningrad, où elle venait de temps à autre illégalement de Pskov, ou surgissant des profondeurs d’un corridor dans l’appartement de Chklovski à Moscou, où elle avait trouvé refuge le temps de s’en trouver un. Je me souviens peut-être mieux d’elle ainsi parce qu’elle était là plus dans son élément, proscrite, l’‘amie-mendiante’ comme Ossip  Mandelstam l’appelle dans un de ses poèmes, et ce qu’elle est restée pour le reste de ses jours.                                                   

On a le souffle coupé quand on  pense qu’elle a écrit ses deux volumes à l’âge de soixante- cinq ans. Chez les Mandelstam c’était Ossip l’écrivain ; pas elle. Si jamais elle avait écrit avant ces deux volumes, c’était des lettres à des amis ou des appels à la Cour  Suprême. Son cas n’est pas non plus celui de qui se remémore une vie longue et mouvementée dans la tranquillité d’une  retraite ; parce-que ses soixante-cinq années n’avaient pas été précisément ordinaires. Ce n’est pas pour rien que dans le système pénal soviétique un paragraphe stipule que dans certains camps les années de peine comptent pour trois. Suivant cette norme la vie de nombreux Russes dans ce siècle se rapprocha par la longueur de celles des patriarches bibliques, avec qui elle avait encore ceci de plus en commun : l’amour de la justice.

Pourtant ce ne fut ce seul amour de la justice qui la fit s’asseoir devant sa table à l’âge de soixante-cinq ans pour utiliser son temps de répit à écrire ces livres. Ce qui leur donna vie fut la récapitulation, à l’échelle d’une personne, du processus même qui s’était déjà manifesté dans l’histoire de la littérature russe. J’ai à l’esprit l’émergence de la grande prose russe au cours de la seconde moitié du dix neuvième siècle. Cette prose qui semble surgir de nulle part, tel un effet sans cause traçable, n’était en vérité qu’un simple développement de la poésie russe du dix-neuvième siècle. Elle donna le ton à toute l’écriture russe ultérieure, et le meilleur de la fiction russe peut être entendu comme un écho éloigné, l’élaboration minutieuse de la subtilité psychologique et lexicale déployée par la poésie russe du premier quart de ce siècle. ‘La plupart des personnages de Dostoïevski’, disait Anna Akhmatova, ‘sont des héros vieillis de Pouchkine, les Onéguine et les autres’.

La poésie précède toujours la prose, et aussi dans la vie de Nadejda Mandelstam, de plus d’une façon. Comme écrivain et aussi bien comme personne, elle est la création de deux poètes aux vies desquels la sienne est liée inexorablement : Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova. Et pas seulement parce que le premier fut son mari et la seconde son amie de toute une vie. Après tout, quarante années de veuvage peuvent ternir les souvenirs les plus heureux ; et dans ce mariage ils furent peu nombreux et espacés, ne serait-ce que parce qu’il coïncida avec le désastre économique causé par la révolution, la guerre civile et les premiers plans quinquennaux. Il y eut aussi les années où elle ne put voir Akhmatova du tout, et une lettre était bien le dernier endroit où se confier. En général le papier était dangereux. Ce qui renforça les liens de ce mariage comme de cette amitié fut une nécessité technique : confier à la mémoire ce qui ne peut l’être au papier, à savoir les poèmes des deux auteurs.      

Nadejda Mandelstam n’était certainement pas seule à faire ainsi dans cette ‘époque pré-gutembérienne’, comme la qualifiait Akhmatova. Cependant, la répétition jour et nuit des paroles de  son mari disparu était lié sans nul doute non seulement à leur compréhension croissante, mais aussi à la résurrection de sa voix-même, des intonations qui lui étaient propres et à la sensation aussi fugitive fût elle de sa présence à lui, avec à l’esprit qu’il respectait ainsi sa part de l’accord conclu ‘pour le meilleur et pour le pire’, et surtout pour ce dernier. Il en allait de même pour les poèmes d’Akhmatova, souvent physiquement absente, car mis en branle ce mécanisme de la mémoire ne put s’interrompre. Ainsi pour d’autres auteurs,  pour des  idées, des principes éthiques – pour tout ce qui ne pouvait survivre autrement.

Et progressivement ces derniers s’incarnèrent en elle. S’il est un substitut à l’amour, c’est bien la mémoire ; se souvenir est ainsi restaurer l’intimité. Et petit à petit les vers de ces poètes devinrent chez elle un état d’esprit, et son identité. Ils ne lui fournirent pas seulement un champ de regard, un angle de vision ; ils devinrent de surcroit sa norme linguistique. Et quand elle entreprit d’écrire ses livres elle fut à son insu forcée de mesurer ses phrases aux leurs. La clarté implacable de ses pages, reflet du caractère de son esprit, est aussi la conséquence stylistique inévitable de la poésie qui l’avait formé. Par leur contenu et leur style ses ouvrages ne sont qu’un supplément à cette version suprême de la langue qu’est la poésie dans son essence, et qui s’était incarnée en elle tandis qu’elle apprenait par cœur les vers de son mari.

Pour emprunter une expression d’Auden,  la grande poésie la bouscula vers la prose. Elle le fit parce qu’en réalité l’héritage de ces deux poètes ne pouvait être développé ou élucidé qu’en prose. En poésie ils ne pouvaient qu’être suivis par des épigones, et ils le furent. C'est-à-dire que la prose de Nadejda Mandelstam était le seul moyen accessible à la langue pour éviter de stagner. Parallèlement elle était le seul intermédiaire pour la psyché construite par l’usage de la langue de ces deux poètes. Et ainsi ses livres ne furent par tant des mémoires et des guides pour la vie de deux grands poètes, aussi superbement qu’ils aient représenté ces deux fonctions, qu’un éclaircissement de la conscience de la nation. Du moins de la partie de celle-ci qui pouvait s’en procurer un exemplaire.

Il n’est donc pas surprenant que cette élucidation ait trouvé sa conclusion dans  un réquisitoire contre le système. Ces deux volumes de Mme Mandelstam reviennent en réalité à un Jugement Dernier sur son époque et sa littérature, jugement prononcé à d’autant plus juste titre que cette époque avait précisément entrepris la construction du paradis sur terre. Encore moins surprenant alors que ces mémoires, et particulièrement le second volume, n’aient pas été goûtés des deux côtés des murs du Kremlin. Les autorités, je dois le dire, furent plus honnêtes dans leur réaction que l’intelligentsia : elles rendirent tout simplement la possession de ces livres un délit tombant sous le coup de la loi. Quant à l’intelligentsia, surtout à Moscou, elle entra en véritable ébullition devant les accusations de Nadejda Mandelstam lancées contre beaucoup de ses membres, illustres et moins illustres, de complicité de fait avec le régime, et le flot humain qui inondait sa cuisine reflua sensiblement.   

Il y eut lettres ouvertes et semi-ouvertes, résolutions indignées de ne plus serrer certaines mains ; amitiés et mariages s’écroulèrent à propos de savoir si elle avait eu raison ou tort de considérer telle ou telle personne  comme un mouchard. Un éminent dissident déclara, secouant sa barbe : ‘Elle a chié sur toute notre génération’ ; d’autres se ruèrent vers leurs datchas pour s’y enfermer et taper des anti-mémoires. C’était déjà le début des années soixante-dix  et six ans plus tard les mêmes allaient se déchirer à propos de l’attitude de Soljenitsyne vis-à-vis des Juifs.

Il y a quelque chose dans la conscience des gens de lettres qui s’insurge devant la notion d’autorité morale. Ils se résignent à l’existence du Premier Secrétaire d’un Parti ou d’un Führer comme d’un mal nécessaire, alors qu’ils remettraient passionnément en question l’existence d’un prophète. C’est probablement parce qu’entendre qu’on est un esclave est moins désespérant qu’entendre que moralement on est un zéro. Après tout, on ne donne pas de coups de pied à un chien à terre. Pourtant un prophète frappe un chien tombé à terre  non pour l’achever, mais pour le relever. La résistance à ces coups, la question de la défense ou de l’accusation d’un écrivain, ne proviennent pas d’une exigence de vérité, mais de sa suffisance servile d’intellectuel. D’autant plus alors quand pour l’intellectuel l’autorité n’est pas seulement morale mais aussi culturelle, comme c’était le cas pour Nadejda Mandelstam.

J’aimerais ici m’aventurer d’un pas plus loin. Par elle-même la réalité n’a aucune valeur ; c’est sa perception qui l’élève au sens. Une hiérarchie existe entre les perceptions, comme

entre les significations, avec à leur sommet celles acquises au travers des prismes les plus purs et les plus sensibles. Finesse et sensibilité sont accordées à un tel prisme par la seule source à leur disposition ; par la culture et par la civilisation, dont l’outil premier est la langue. Une évaluation de la réalité au travers d’un tel prisme, une acquisition qui est finalité pour l’espèce, est par conséquent la plus précise, peut être même la plus légitime de toutes. Les hauts cris d’’Injustice !’, et d’’Elitiste !’ provenant  entre autres lieux  des campus locaux seront dédaignés  car la culture est par définition ‘élitiste’ et l’application de principes démocratiques dans la sphère de la connaissance conduit à égaler la sagesse et l’idiotie.                 

C’est la possession de ce prisme, fourni par la meilleure poésie du vingtième siècle, et non la singularité et la dimension de sa douleur, qui rend l’exposé par Nadejda Mandelstam de sa part de réalité indiscutable. C’est un sophisme abominable d’affirmer que la douleur peut engendrer plus grand art. La douleur aveugle, rend sourd, détruit et souvent tue. Ossip Mandelstam était déjà un grand poète avant la révolution. Anna Akhmatova et Marina Tsvétaeva aussi. Ils seraient devenu ce qu’ils sont devenus même si aucun des événements qui furent le lot de la Russie dans ce siècle n’était advenu : parce qu’ils avaient un don. Le talent, au fond,  n’a que faire de l’histoire.

Sans la révolution et ce qui suivit, Nadejda Mandelstam serait-elle devenue ce qu’elle est devenue ?  Probablement pas, car elle rencontra son futur mari en 1919. Mais la question est en elle-même sans intérêt ; elle nous conduit dans ces régions obscures du calcul des  probabilités et du déterminisme historique. Elle devint après tout ce qu’elle est devenue non à cause de ce qui est  arrivé ce siècle en Russie, mais plutôt malgré ce qui s’est passé. Un casuiste remarquera sûrement que du point de vue du déterminisme historique ‘malgré’ est synonyme d’ ‘à cause de’. Et tant mieux pour le déterminisme historique s’il en est ainsi réduit à se soucier autant de  sémantique, et de quelque ‘malgré’ humain.

Et pour une bonne raison. Car une frêle femme de soixante-cinq ans en est venue à ralentir, si ce n’est au bout du compte à prévenir la désintégration culturelle de toute une nation. Ses mémoires sont un peu plus qu’un témoignage sur son temps ; ils constituent une vision de l’histoire à la lumière de la conscience et de la culture. Sous cette lumière l’histoire se crispe, et un individu fait son choix : soit partir  trouver la source de cette lumière, soit commettre un crime anthropologique contre lui-même.

Elle ne cherchait pas tant la grandeur, et pas plus à régler ses comptes avec le système. Pour elle c’était une question privée, son tempérament, son identité et ce qui avait forgé cette identité. Tel qu’elle était, son identité avait été formée par la culture, et par les meilleures de ses œuvres : les poèmes de son mari. C’est eux, et non sa mémoire à lui, qu’elle essayait de garder en vie. C’est d’eux, et non de lui, dont elle devint la veuve au cours de ses quarante-deux années. Elle l’aimait, bien entendu, mais l’amour est quant à lui de toutes les passions la plus élitiste. Il n’acquière cette solidité stéréoscopique et sa perspective que dans le contexte de la culture car il occupe plus de place dans l’esprit que dans le lit. En dehors de cette disposition il retombe dans la plate fiction unidimensionnelle. Elle était veuve de la culture, et je pense qu’elle aimait plus son mari à la fin qu’au  jour de leur mariage. C’est probablement pourquoi ses lecteurs sont autant hantés par ses livres ; pour cette raison, et par ce que  le statut du monde moderne vis-à-vis de la civilisation peut aussi être défini comme un veuvage.

Si quelque chose lui faisait défaut, c’est l’humilité. A cet égard elle n’était pas comme ses deux poètes : eux avaient leur art, et la qualité de leurs réalisations leur donnaient assez de satisfaction pour être, ou prétendre être  humble. Elle était terriblement entière dans ses jugements, catégorique, d’humeur difficile, désagréable et bizarre ; beaucoup de ses idées n’étaient qu’à moitié formées ou fondées sur des ouï-dire. Il y avait simplement chez elle un grand sentiment de supériorité,  pas étonnant quand on sait la stature des personnes auprès de qui elle avait compté dans la vie réelle, et plus tard en imagination. A la fin son intolérance chassa beaucoup de personnes de son entourage, mais cela lui convenait fort bien parce qu’elle était lasse d’être adulée par des gens comme Robert McNamara et Willy Fisher, nom véritable du colonel Rudolf Abel. Tout ce qu’elle voulait c’était mourir dans son lit, et l’on peut dire qu’elle attendait sans crainte de mourir, parce que ‘là haut je retrouverai Ossip’. ‘Non’, lui répondait alors Akhmatova, l’entendant. ‘ Tu n’as rien compris ; là-haut ce sera à moi d’être avec Ossip.’

Son souhait fut exaucé  et elle mourut dans son lit, pas rien pour un Russe de sa génération. Monteront sans doute des profondeurs  les hauts cris de ceux qui lui reprocheront d’avoir mal compris son époque, d’avoir été en retard sur ce train de l’histoire roulant vers le futur. Certes, mais comme presque tous les Russes de sa génération, elle n’avait appris que trop bien où s’arrête ce train roulant vers le futur : au camp de concentration ou à la chambre à gaz. Elle eut la chance de l’avoir raté, et nous, nous avons la chance qu’elle nous ait décrit son itinéraire. Je la vis pour la dernière fois le 30 mai 1972, à Moscou, dans sa fameuse cuisine. C’était la fin de l’après midi, elle était assise dans un coin et fumait une cigarette dans l’ombre projetée au mur par le grand buffet. L’ombre était si profonde qu’on ne  distinguait d’elle que la lueur vacillante de la cigarette et ses yeux perçants. Le reste, corps recroquevillé sous le châle, les mains et l’ovale de son visage couleur de cendre, ses cheveux gris de cette même couleur de cendre,  tout était dévoré par l’obscurité. Elle était là comme le vestige d’un immense incendie, comme un charbon de braise prêt à s’embraser au moindre frôlement.

1981

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